Archives mensuelles : décembre 2023

Casablanca, Not The Movie 

Photographie Yoriyas Yassine Alaoui © br

Installation photographique de Yassine Alaoui Ismaili, alias Yoriyas, à la Galerie L’Art est Public, de Montpellier.

C’est un projet qui a débuté en 2014 et témoigne de la réalité de Casablanca, la plus grande ville du Maroc, dans les contrastes et contradictions de sa vie quotidienne. L’auteur, Yassine Alaoui Ismaili, alias Yoriyas y est né en 1984 et y vit toujours. La breakdance fut son premier mode d’expression, ainsi que la performance, avant de se passionner pour la photographie. Sa démarche reste la même, celle de l’exploration de l’espace urbain et public.

Armé de son appareil, Yoriyas Yassine Alaoui rend compte de la manière dont on habite la ville et raconte son histoire. En sociologue il observe les groupes sociaux, en chorégraphe il capte les mouvements de la rue. Il travaille dans la spontanéité et l’instantanéité, la luminosité des couleurs, la mathématique des lignes et nous donne à entendre les bruits de la ville.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

Le titre de son exposition, Casablanca, Not The Movie, fait référence au film Casablanca de Michaël Curtiz, tourné en 1942 avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman qui a laissé un impact émotionnel profond, en noir et blanc. Quand Yoriyas Yassine Alaoui tournait dans le monde avec sa compagnie de danse et qu’il disait être né et venir de Casablanca, les gens faisaient immédiatement référence au film, ancré dans la mémoire collective, mais qui pour lui n’a pas grand-chose à voir avec SA ville.

Comme un clin d’œil et à l’opposé, Yoriyas Yassine Alaoui attrape les couleurs, à travers d’immenses ciels d’un bleu si bleu, des roses qui accrochent le regard, des contrastes. Il saisit les photos au vol, pour montrer la ville et la restituer telle qu’il la voit et regarde souvent en contre-plongée, comme s’il captait depuis le plateau de danse qu’il a longtemps pratiqué les scènes et événements qui s’offrent à lui. Son sujet domine la scène et son regard n’est pas sans humour ni références. Il voyage dans une poétique où se croisent un sujet une/des couleurs. Son apparente légèreté dépasse le danger et la pauvreté de la rue et montre la vie comme elle va, dans son mouvement et ses collections d’instants spontanés avant qu’ils ne s’effacent, dans ses visages d’enfants et d’ados, dans les animaux et objets symboles du pays comme les chevaux de la fantasia, le sable blanc et les parasols, pour mieux démonter la carte postale cliché de la ville et du pays. « Mes photos représentent mon chemin, ma mémoire dit-il, les contrastes et l’énergie de la ville. Je me souviens très bien de mes venues à Casa, quand j’étais enfant, pour rendre visite à ma grand-mère, je regardais l’horizon de la terrasse de mon oncle, on voyait quelques bateaux puis rien. Casablanca était la fin du monde. Il n’y avait rien au-delà ! »

Yoriyas Yassine Alaoui © Uni’Sons

Yoriyas Yassine Alaoui montre ses images sur trois types de supports : à partir de montages et juxtaposition d’images sur supports classiques ; sur papiers peints version grand format, elles recouvrent certains murs ; à partir de vidéos. L’ensemble reconstruit son regard, il faut prendre le temps de dénicher jusqu’aux plus petites icônes pour composer le puzzle de son observation et de ses réflexions sur la ville, à partir de la rue.

L’artiste a reçu plusieurs distinctions dont le Contemporary African Photography Prize en 2018 et le Prix des Amis de l’Institut du Monde Arabe pour la jeune création contemporaine en 2019 et pour la danse, le prix Taklif du Festival Danse Contemporaine On Marche Marrakech 2023. Il a exposé et performé dans des institutions internationales comme la Fondation d’entreprise Hermès à Paris, 836m Gallery de San Francisco et l’Institut pour La photographie de Lille. En tant que commissaire pour l’exposition inaugurale du Musée national de la Photographie de Rabat, Sourtna/ صورتنا il a sélectionné les oeuvres de jeunes photographes émergents, disant avec fierté, dans son texte d’introduction : « C’est important, pour moi, de les montrer ensemble, pour mettre en valeur leur cohérence, leur dynamisme et leur complémentarité, et encourager la transmission d’une génération à l’autre. C’est une chance historique. »  Il a participé à l’exposition We Are Afrika : The Power of Women and Youth, organisé par la banque mondiale, à Washington, en 2022.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

L’agenda de Yoriyas Yassine Alaoui est bien rempli. Pour la Galerie L’Art est Public, à Montpellier, il a animé un atelier auprès d’un groupe de douze jeunes issus de différents horizons sur le thème Photographie – Tirage – Accrochage – Collage. Pour lui, « la photographie peut avoir une dimension politique, sociale ou culturelle. Quand on parle de la rue, c’est aussi une manière d’évoquer les changements opérés dans un pays ! »

Né en 2020 pour fêter vingt ans de l’association Uni’Sons, L’Art est Public est un projet qui cultive la diversité par l’art et l’engagement, et joue un rôle de premier plan dans le paysage artistique et socioculturel de Montpellier. Son quartier général se situe sur les Hauts de Massane, au nord de La Mosson. C’est là que la galerie, lieu culturel innovant, a élu domicile, aux côtés d’Uni’Sons dont le Festival Arabesques pour la diffusion des musiques et des arts du monde arabe est l’un des fleurons, et qui se mue, hors festival, en Caravane Arabesques permettant de faire voyager l’inspiration et le partage dans les écoles, les quartiers et les lieux culturels de la région.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

L’exposition Casablanca, Not The Movie de Yoriyas est la quatrième proposée par L’Art est Public. La première présentait la figure emblématique du monde arabe, Oum Kalthoum L’Astre d’Orient, dont le parcours témoigne de l’histoire sociale et politique de l’Égypte autant que du panarabisme, et de l’élan donné par une femme arabe aux femmes arabes ; la seconde, présentait L’Émir Abd El-Kader, un homme, un destin, un message, figure mystique et guerrière à la tête de la résistance algérienne ; la troisième montrait le travail graphique d’Ali Guessoum, sur le thème : Ya pas bon les clichés, démontant les représentations stéréotypées. Lieu d’évidences et de pensées, L’Art est Public ose la diversité en action. Vaut le détour !

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2023

Casablanca, Not The Movie, jusqu’au 5 avril 2024, du mardi au vendredi 14h30/18h00, le samedi 11h00/18h00, à la Galerie L’Art est Public, 475 avenue du Comté de Nice, Montpellier – tél. : 04 99 77 28 09 – site : unisons.fr

Jean Genet et la Palestine

Colloque dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, le 18 novembre 2023, à l’Institut du Monde Arabe – avec le concours de l’IMEC/Institut des Mémoires de l’édition contemporaine, directeur littéraire Albert Dichy.

Jean Genet © MNAMCP, Marc Trivier / Nabil Boutros.

C’est un premier colloque international portant sur la relation singulière qu’a nouée Jean Genet (1910-1986) avec le peuple palestinien. L’échange, s’est inscrit au cours d’une journée de réflexion proposée dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, comme prolongement à l’exposition éponyme – dont nous avons rendu compte dans ubiquité-cultures.fr, par un article du 30 juin 2023. Elle interroge avec acuité les différents sens que contient l’expression être chez soi, à partir de la parole d’un écrivain au parcours chaotique, sans famille ni patrie, qui aimait à se présenter comme vagabond, se sentant proche, par son errance, des Palestiniens, L’autre point commun rapprochant Genet du peuple palestinien est le rapport à la mort, une mort toujours proche.

Universitaires, écrivains, historiens, artistes, témoins et proches de Genet participaient à l’événement. Ils ont évoqué l’étonnant parcours biographique d’un auteur qui a passé du temps dans les camps palestiniens au Liban, et le témoignage bouleversant qu’il en a donné au lendemain des massacres de Sabra et Chatila en janvier 1983. Dans son œuvre ultime, Un captif amoureux paru au lendemain de sa mort, il échange ses derniers souvenirs de Palestine, sublimant sa colère et ciselant les mots. « L’impassibilté de la langue… » dit Samuel Beckett parlant de Quatre heures à Chatila.

La journée s’est ouverte par un mot d’accueil de Jack Lang, Président de l’Institut du Monde Arabe et de Leila Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, qui fut une amie proche de Jean Genet. « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi » écrit Jean Genêt dans l’une de ses notes inédites figurant dans Les Valises de Jean Genêt au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde.

La première séquence de la journée – intitulée Politique du témoin – s’est déroulée en trois temps, sous la modération d’Albert Dichy (1): Elias Sanbar, historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, a présenté sa réflexion autour de Jean Genet en un pays hors-les-murs ; Sandra Barrère (2), chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’Université Bordeaux-Montaigne, a pris la parole sur le thème Jean Genet à Chatila, un témoin particulier ; Manuel Carcassonne (3), directeur général des Éditions Stock, journaliste, critique et écrivain s’est exprimé sur le thème Jean Genet : l’ultime retour Cendres et renaissance.

Leila Shahid et Albert Dichy – © brigitte rémer

La seconde séquence de la journée, modérée par Sandra Barrère sous le titre Entre fiction et Histoire, a permis la projection de deux brefs extraits de Morts pour la Palestine, film inédit du réalisateur syrien Mamoun Al-Bunni tourné en 1974. Jean Genet avait accompagné la création du film, qui comprend une de ses interventions, un fait suffisamment rare. Le film est présenté par Marguerite Vappereau, maître de conférence en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, auteure d’une thèse sur Jean Genet et le cinéma. Elle rapporte les mots d’Edward Saïd : « L’engagement de Genet échappe aux clichés. L’orientalisme est mis en pièces ». Dans cette seconde séquence, Patrice Bougon, président de la Société des amis et lecteurs de Jean Genet, ancien maitre de conférences à l’université japonaise d’Iwate et professeur contractuel à Paris-Denis Diderot a évoqué Jean Genet et les Palestiniens : amitié et écriture de l’histoire et transmis de nombreuses références. C’est sous l’angle de l’écrivain qu’il présente Genet, évoque Jacques Derrida et Michel de Certeau, pour parler de l’amitié de Genet avec les Palestiniens d’une part, mettant en relief son écriture de l’Histoire et son engagement d’autre part, invitant à s’interroger sur le sens des mots. Le Captif amoureux débute par « La page qui fut d’abord blanche… »  Genet est autodidacte mais fut un immense lecteur et c’est en comparant qu’il définit son rapport au monde et à l’Histoire. Il fut soldat à Damas à l’âge de dix-neuf ans, et livre quelques traces de cette période dans Le Captif amoureux. Sur Sabra et Chatila, il présente aussi des données historiques vérifiées par ses amis  et problématise. Poète quand il écrit pour le théâtre ainsi que dans ses récits, il fait des digressions qui déplacent le sens, Edward Saïd citant Adorno reprend : « Écrire devient un lieu pour vivre, pour qui n’a plus de patrie. »

© Brigitte Rémer

Elias Sanbar a ensuite pris la parole autour de deux thèmes, celui de la trahison à travers le regard de Genet sur Freud – dont il ne gardait que L’Homme Moïse, son dernier texte, parlant des religions monothéistes – car pour Genet, le psychanalyste avait trahi sa tribu, d’où son regard sur lui. Le second thème évoqué par l’historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, est celui de la solitude : pour lui, Genet est l’homme le plus solitaire qu’il ait jamais rencontré. Il était à la fois ce cavalier seul et quelqu’un de totalement impliqué là où il était, avec un fort sentiment d’affectivité. Il en rapporte pour exemple ce café où il se plaisait à aller à Paris, La Closerie des Lilas, située à deux pas de la clinique où il était né, racontant ainsi quelque chose de sa propre histoire, dans une sorte de dévoilement. Sa mère l’avait en effet abandonné à l’âge de sept mois, au dépôt de l’avenue Denfert Rochereau, abandon qui a nourri toute son œuvre. Mairéad Hanrahan (4), professeure de littérature française à University College London, a parlé de Un captif amoureux, une écriture de mousse et de lichen posant la question récurrente : À quoi sert la littérature ? et constatant qu’on en avait encore plus besoin dans les moments de tragédie. En évoquant Le Captif amoureux, texte très ouvragé, elle évoque une structure désordonnée et une grande préoccupation éthique, une vision personnelle et subjective, derrière le côté historique très présent. Elle y voit un arrière-plan composé d’arbres et de souvenirs et considère l’ouvrage comme une lettre d’amour aux Palestiniens. Elle y parle de l’eau comme source de la révolte, de la texture de l’écriture, de fissurations à l’intérieur du texte, de révolte cosmique, de chaînes de significations. Et elle conclut avec Le Journal du voleur et l’évocation du lichen, appelant le nom de Genet, comme un végétal et comme matrice fictionnelle et poétique.

© Brigitte Rémer

Au cours de la troisième séquence, modérée par Mairéad Hanrahan, Melina Balcázar (5), maîtresse de conférence à El Colegio de Mexico, a évoqué De la joie : Jean Genet en Palestine, faisant référence à la notion de mal qu’on trouve dans l’œuvre de l’écrivain, plutôt qu’à celle de la joie et de l’amour. Pour elle, nulle œuvre n’est aussi vraie que celle de Genet, sa signature étant de disparaître en même temps que d’être partout et de laisser traces. C’est dans l’écriture qu’il trouve une sorte de jubilation, comme ce fut le cas avec Les Paravents, tout en disant : « Je voudrais être presque mort tellement c’est difficile. » Et face à la mort il parle en stoïcien d’une délivrance proche. Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, a ouvert son propos sur le thème : Comment traverser la frontière, et retracé le parcours de Genet dans sa relation avec le monde arabe. À l’âge de treize ans il fut placé dans le centre de Montevrain comme apprenti-typographe, s’intéressa au cinéma égyptien dans son rapport au romanesque puis alla en Syrie à l’âge de vingt ans, pour l’armée. Il mourut au Maroc où il repose, tourné vers La Mecque. Albert Dichy parle du Captif amoureux comme d’un livre autobiographique ou d’un récit de voyage en Orient, d’un voyage à l’intérieur d’une fiction. « Le texte s’ouvre en se retirant » dit-il et il fait référence à Edward Saïd et à Pierre Loti, évoque l’image du couple mère-fils que Genet n’a pas connue, à travers l’image de la Pietà dans l’église de son enfance, dans le Morvan. Il pose la question de la domination culturelle, parle du rapport à l’image à travers Chateaubriand pour qui le paysage prime et Pierre Loti pour qui, à l’inverse « il n’y a rien à voir. » Il définit le captif comme celui qui regarde, ceux qui regardent étant en principe à l’abri des regards, alors que chez Genet c’est tout le contraire : il est vu, jugé et reconnu. Il évoque le narrateur et le reflet de soi dans l’oeil de l’autre, parle des tâtonnements quant à l’écriture du Captif amoureux pour lequel Genet a traversé trois étapes et conçu trois versions : dans la première, il restait proche de l’orientalisme, réorganisant l’ordre des paragraphes, notamment celui prévu initialement pour l’ouverture du livre qu’on retrouve à la page treize ; dans le second, il mettait sur le devant de la scène la supériorité de la femme palestinienne dans un renversement protocolaire et dessinait, par le rire, un Orient à l’envers ; dans le troisième, il posait une réflexion sur l’écriture. « La réalité se trouve entre les signes, dans les blancs de la page » note Albert Dichy qui remarque que la loi et l’ordre sont bien présents dans l’écriture de Genet, à l’inverse de son art de l’irrespect. Dans la discussion qui a suivi, Leila Shahid a témoigné qu’à la fin de sa vie, au moment où il écrit le Captif amoureux, Genet révèle une certaine humilité face à la vie.

Une table ronde a fermé cette riche journée autour de Jean Genet et la Palestine, au cours de laquelle quatre intervenants ont échangé sur la place de Genet aujourd’hui. Autour de Leila Shahid, René de Ceccatty, romancier, essayiste, dramaturge et traducteur, spécialiste aussi de Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia et Elsa Morante ; Hadrien Laroche, écrivain et diplomate, actuellement attaché d’action et de coopération culturelle à Toronto (6) ; Kadhim Jihad, poète, traducteur de Un captif amoureux en arabe, professeur au département d’études arabes à l’Inalco. Leila Shahid a parlé du destin cosmique de Genet et noté l’aspect prémonitoire des textes de Genet tant dans Quatre heures à Chatila que dans un Captif amoureux, dans la stratégie d’annihilation des camps de Sabra et Chatila, aujourd’hui de Gaza – nous sommes quarante et un jours après le 7 octobre 2023 – « Genet n’a jamais été autant présent qu’aujourd’hui, pourtant les milieux littéraires avaient été très critiques par rapport à son engagement » ajoute Leila Shahid. Elias Sanbar revient sur la Nakba, la Catastrophe, qui entre 1947 et 1948 avait chassé 800 000 Palestiniens de leurs terres dans le contexte de la création d’Israël, le 14 mai 1948, et du partage de la Palestine avec force destructions, pillages et massacres. « Ils se débarrassent de l’humiliation à gommer la honte » dit-il, montrant qu’avant le 7 octobre, toutes discussions s’étaient suspendues, classant l’affaire, Israël bravant tous les interdits et poursuivant sans relâche sa colonisation.

© Brigitte Rémer

Les discussions sont remontées à la source de l’attirance de Genet pour les Palestiniens, liée aux chants spirituels de la chorale de l’église du Morvan dans laquelle, enfant, Genet chantait, de la présence de Palestiniens en Égypte, de son admiration pour leur modernité, de son engagement auprès des émigrés, avec Foucault et Sartre, de sa vie de reclus, de son côté tendre et émotif qui ont alimenté son désir d’écrire. Hadrien Laroche s’est exprimé sur Genet et la politique, qui appelle l’enfance et ses humiliations, plus tard une maison palestinienne dans laquelle il se projette comme étant le fils – substitut d’un vrai fils, parti au combat. Kadhim Jihad, traducteur de Un Captif amoureux parle de la prose narrative de Genet et de l’intraduisible, parfois. Pour lui la page est un poème en soi, avec des phrases longues, comme à tiroir, il parle d’un haut langage où se côtoient la langue du XVIème siècle, le parigot et l’argot. Il évoque sa position de marginalisé spontanément attiré par les marginalisés, qui, toute sa vie, a cherché un accueil. René de Ceccatty a évoqué la rencontre qui ne s’est jamais faite entre Pasolini et Genet, dans une proximité-rivalité vraisemblables, et de la mauvaise image que nourrissaient l’un envers l’autre Moravia et Genet, de sensibilités politiques différentes.

La projection d’un bref extrait sur l’écriture de Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981 (7)  a été proposée et Genet dit : « J’ai été heureux dans la colonie, cette morale féodale dans les bagnes d’enfants. J’ai perdu une fraîcheur quand j’ai été payé. L’insécurité m’a donné la fraîcheur… J’ai su dès l’âge de 14/15 ans que je ne pourrai être que vagabond ou voleur. C’est à quinze ans que j’ai commencé à écrire.» Écrire c’est quand on est chassé du domaine de la parole donnée entend-on dans le commentaire du film. Des lectures d’extraits de textes de Jean Genet ont été faites par Farida Rahouadj – comédienne française d’origine algérienne qui tient le rôle de Warda dans Les Paravents, présentés au Théâtre national de Bretagne en octobre dernier dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, programmés à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en mai 2024 : un Abécédaire Jean Genet à partir des citations affichées dans La Valise de Genet, au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde avec entre autres les mots : vagabond, écrire, langue, Panthères noires, semblable, rêver, imposture etc. – un extrait de Quatre heures à Chatila, parlant de la beauté, « impalpable, innommable, sensuelle et si forte qu’elle veut gommer tout érotisme… » Reste à écrire un grand opéra sur la Palestine, conclut Elias Sanbar, pour que les chants palestiniens et les chœurs d’enfants résonnent d’une colline à l’autre.

 Brigitte Rémer le 27 décembre 2023

Visuel : Marc Trivier, Portrait de Jean Genet, 1985, Rabat. Don de l’artiste, collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. © MNAMCP, Marc Trivier/Nabil Boutros.

1/ – Albert Dichy, commissaire de l’exposition Les Valises de Jean Genet à l’IMA a coédité le Théâtre complet de Jean Genet dans la Pléiade (Gallimard).  2/ – Sandra Barrère : Une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans l’art et la littérature (Garnier). 3/ – Manuel Carcassonne est l’auteur du Retournement (Grasset) et prépare un ouvrage sur l’année 1982 au Liban, Jean Genet, la Palestine, le monde. (4) – Mairéad Hanrahan, Genet’s Genres of Politics (Legenda) et Lire Jean Genet, une poétique de la différence (Presses universitaires de Lyon et Montréal). 5/ – Melina Balcázar : Travailler pour les morts. Politiques de la mémoire dans l’œuvre de Genet (Presses Sorbonne nouvelle).  6/ – Hadrien Laroche, Le Dernier Genet (…), publié aux éditions du Seuil. 7/ – Film Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981, paru dans la collection Témoins Écrire  – Voir aussi : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/ce-que-la-palestine-apporte-au-monde/

Les Vagues

© Damien Bourletsis

Texte d’après Les Vagues de Virginia Woolf – mise en scène et scénographie Elise Vigneron, dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet – Théâtre de l’Entrouvert, au Théâtre de Châtillon.

Le spectacle s’ouvre sur le bruit de la mer, le flux et le reflux, et sur des voix d’enfants enregistrées. Une boule de verre va et vient jusqu’à ce qu’on la lance et qu’elle se casse. Cela annonce ce qui ensuite se brisera et les fragilités de chacun. La première image des enfants-marionnettes est forte. Rangés dans une vitrine réfrigérante, ils font corps et sont déjà en action. Les manipulateurs viennent ouvrir les portes de ces vitrines et les délivrent, délicatement, l’un après l’autre, car ce sont des mannequins grandeur nature, on les croirait en verre, ils sont en glace et se dégraderont au fil du spectacle, perdant petit à petit des pans de leur enveloppe translucide. Ils prennent vie par une mathématique de fils qui les relient au gril du théâtre et sont finement manipulés, de près et de loin, par des gouvernails très élaborés dont chaque manipulateur a la charge, avec trois ou quatre commandes en mains et une quinzaine de fils par marionnette. La technique est très sophistiquée.

© Damien Bourletsis

On pénètre dans ce poème en prose – Virginia Woolf le nomme poème-jeu – écrit sous forme de monologues qui arrivent et repartent comme des vagues sur le sable au fil des marées montantes et descendantes. L’étrangeté prend place à travers le récit de six personnages, trois femmes : Rhoda fuyant les compromis et appelant la solitude, Jinny dans sa réussite financière et sa beauté physique, Susan aux états d’âme ambivalents face à la maternité et délaissant la ville ; trois hommes : Bernard, un conteur en quête du mot juste, Neville à la recherche de l’amour masculin sublimé, Louis, étrange étranger en attente de la reconnaissance – six voix et personnages que l’on suit à chaque étape de leur vie. Percival, le septième, l’absent, admiré, est au centre du récit, son portrait se dessine à travers les récits des autres personnages. Plutôt que d’individualités séparées, l’ensemble forme une entité commune, comme un tout qui conduit à une sorte de réalisme fantastique, autour d’une conscience centrale dans laquelle les personnages voyagent dans leurs souvenirs et réminiscences. Des inter-textes, sorte d’interludes, s’imbriquent dans le matériau-texte, utilisant la troisième personne et le temps au passé pour dessiner, au fil du jour, un paysage marin de l’aube au crépuscule. Les souvenirs reviennent sous forme de visions.

Les manipulateurs-acteurs portent le texte : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai et un manipulateur scénique, Vincent Debuire. Leur technicité dans la maîtrise de la manipulation aux mille et un fils et leur présence-absence dans la partition, sont éblouissantes. La voix de Percival est enregistrée. « Chez moi les vagues font des kilomètres » dit l’un. « Ici je ne suis personne » constate l’autre à son arrivée au pensionnat, « Jour de classe jour de haine… »  L’un des mannequins est hissée en haut du gril : « Je coule, je tombe, je rêve… » suivi des autres, tous incroyablement mobiles et vivants. A certains moments, trois manipulateurs pilotent un personnage pour en donner toutes les variations. Derrière les individualités, les mouvements d’ensemble sont de toute beauté, les personnages dansent ensemble, tournent sur eux-mêmes, se balancent. « « Je regarde le monde s’étirer, se contracter » dit l’un.

© Damien Bourletsis

La mort de Percival est un axe et occupe une place centrale dans les évocations des personnages-amis et complices. « Les oiseaux étaient immobiles. Il est mort, tombé de son cheval. Les lumières du monde se sont éteintes. » Les éléments se déchaînent, l’acteur parle, on ne l’entend plus, sa voix est couverte par le déchainement de l’eau et du vent. Le narrateur gît dans l’eau, il n’a plus de visage, sa manipulatrice gît aussi. L’offrande faite à leur camarade par les autres personnages assistant à la scène, les hypnotise, avant qu’ils ne quittent l’espace scénique. Des oiseaux noirs endeuillés sont posés dans l’eau, le cri des mouettes accompagnent le geste. Une ode funèbre est célébrée, « la mort est entrelacée de violettes… A midi, le soleil brûlait », les acteurs vident l’eau des bouteilles de verre suspendues en fond de scène – en un ballet de bouteilles qui montent et descendent – dans le bassin constitué par le goutte-à-goutte qui s’égrène au fil du spectacle et les éléments se détachant des mannequins laissant apparaître leur armature métal, « L’eau coule de ma colonne vertébrale » entend-on justement. Cette eau devient le lieu des frissonnements et des reflets. La lumière de la salle se rallume – le public à découvert – le tonnerre gronde et gonfle jusqu’à la tempête, décuplée par la violence d’une bande-son aux bruitages et musiques très élaborés (création sonore Géraldine Foucault et Thibault Perriard ; création lumière César Godefroy).

L’expression des visions, la trace des émotions comme « poudre de papillon », l’empreinte de l’autre, l’intensité d’être soi, la luminosité de la vie malgré les questions : « Qu’avez-vous fait de la vie ? – Et moi, qu’en ai-je fait ? – J’ai vécu mille vies » et jusqu’à la colère : « Nous sommes lisses à la surface… » Les fils des marionnettes se détachent. Une forêt de fils, gît. Restent les oiseaux dans l’eau « Écoutez, rossignols, courlis et alouettes. » Le texte de Virginia Woolf, qu’elle appela provisoirement Les Ephémères, se ferme sur les mots : « Les vagues se brisèrent sur le rivage. »

Élise Vigneron vient des arts plastiques et du cirque. Blessée au cours de son apprentissage au cirque elle découvre la marionnette par un spectacle du Royal de luxe qui éclaire sa trajectoire. Elle se forme à l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières et poursuit ses recherches sur le carrefour entre arts plastiques, théâtre et mouvement. Le texte de Virginia Woolf, par ses images et son monde intérieur, n’est pas simple à porter à la scène. La metteuse en scène décuple la difficulté en optant pour des marionnettes de glace, qui nous mènent vers l’éphémère des choses et de la vie. Elle n’en est pas à son coup d’essai, elle a cultivé la technique d’abord avec Impermanence, créé en 2013, à partir d’un texte de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas, puis avec Anywhere, en 2016, et 2019, dans le cadre du festival d’Avignon et du programme un Sujet à vif ! où elle construit une scénographie de glace dans un climat du sud, avec Anne Nguyen. Pendant des années elle élabore sa méthode, mêlant recherche scientifique, recherche esthétique et artistique, se testant en une performance participative, comme elle le fait dans Lands, habiter le monde où elle moule les pieds d’une trentaine de personnes pour en fabriquer des sculptures de glace, préalable à ce travail sur Les Vagues avec des personnages-mannequins à taille humaine.

© Damien Bourletsis

La création du spectacle a eu lieu au Théâtre Joliette de Marseille en octobre 2023. Elise Vigneron est artiste associée au Théâtre de Châtillon, où elle a aussi travaillé avec des étudiants en architecture d’intérieur qui ont réalisé des maquettes, présentées dans le hall. Son théâtre des voix intérieures ouvre sur un univers onirique dans lequel les personnages, à la fois interprètes et mannequins, convoquent la métaphore du double. Et derrière les vagues qui s’abîment et effacent les traces, la figure du temps qui passe et qui engloutit le passé.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2023

Marionnettistes-interprètes : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai – Manipulateur scénique Vincent Debuire – dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet – direction d’acteur Stéphanie Farison – regard extérieur Sarah Lascar – création sonore Géraldine Foucault et Thibault Perriard – oreille extérieure Pascal Charrier – création lumière César Godefroy – régie plateau Max Potiron ou Marion Piry – régie générale Marion Piry – construction des marionnettes Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent Debuire, Alma Roccella et Ninon Larroque – assistants à la mise en scène Maxime Contrepois et Sayeh Sirvani – fabrication des marionnettes de glace Vincent Debuire ou Louna Roizes – construction d’objets animés Vincent Debuire et Élise Vigneron – scénographie et construction Vincent Gadras – construction d’éléments scéniques Samson Milcent et Max Potiron – costumes Juliette Coulon – costumes marionnettes Maya-Lune Thiéblemont – régie son Camille Frachet ou Alice Le Moigne – régie lumière César Godefroy, Tatiana Carret ou Aurélien Beylier.

Vu à Châtillon, le 2 décembre 2023 – En tournée : 7 et 8 décembre, Le Manège, scène nationale/coréalisation Comédie de Reims (51) – 12 décembre, Le Figuier Blanc dans le cadre du festival PIVO, Argenteuil (95) – 1er et 2 février 2024, La Comète, scène nationale, Châlons-en-Champagne (51) – 8 février 2024, Théâtre de Laval, centre national de la marionnette, Laval (53) – 12 février 2024, Scène nationale 61, Mortagne-au-Perche (61) – 15 février 2024, L’Hectare, centre national de la marionnette, Vendôme – coréalisation /Halle aux Grains, scène nationale Blois (41) – 22 février 2024, La Faïencerie, scène conventionnée, Creil (60) – 16 au 26 mai 2024, Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes (75).

Relative Calm

© Lucie Jansch

Concept, lumière, vidéo, scénographie et direction Robert Wilson – chorégraphie Lucinda Childs – compagnie MP3 Dance project/direction Michele Pogliani – musique Jon Gibson, Igor Stravinsky, John Adams – Chaillot/Théâtre national de la Danse, à la Grande Halle de La Villette.

 Relative Calm est construit comme une architecture, en trois séquences. Quarante ans après sa création, la pièce renaît dans une toute nouvelle version. Elle fut créée cinq ans après le très emblématique opéra Einstein on the Beach, qui fondait en 1976 la rencontre entre deux icônes de la scène américaine, Robert Wilson, metteur en scène et Lucinda Childs, chorégraphe. Au cœur du spectacle et de cette nouvelle collaboration, Igor Stravinsky et sa célèbre suite, Pulcinella, composée en 1920 pour les Ballets Russes, entouré de deux pièces d’un tout autre style, l’une de John Adams et l’autre de Jon Gibson. Entre chaque acte, Lucinda Childs lit des extraits du Journal de Nijinski, datant de la période où Pulcinella se créait, sans lui.

© Lucie Jansch

Une image éblouissante ouvre le spectacle où tout est blanc, presque transparent. L’écran en fond de scène, les costumes et maquillages, les lumières, l’immobilité. Quand ils se mettent en mouvement et se retournent, les danseurs ont une barre noire verticale à la Op art imprimée sur le justaucorps, qui apporte le contraste. Des néons en une ligne de lumière posée à l’avant-scène et de discrets projecteurs de chaque côté du plateau dessinent le paysage visuel et ses contrejours. Une sorte de Pendule semblable à celui du physicien Foucault descend et traverse inlassablement la scène sur un fil, allers et retours, se dirigeant vers les étoiles.

Sur l’écran s’inscrit la mathématique de Robert Wilson par des barres, obliques, verticales et horizontales argentées. La musique est circulaire et les repères musicaux complexes, une basse continue s’invite. La danse très structurée évolue en quatuor hommes et quatuor femmes qui se déplacent selon de savantes figures classiques, se rapprochent en quadrille. Les mouvements sont ininterrompus et marquent parfois des accélérations. Il y a quelque chose d’enfantin et tout est réglé comme une boîte à musique. Les traits se transforment en contenants, les danseurs entrent dedans, évoquant l’univers du peintre et scénographe Oskar Schlemmer dans un même souci d”immobilité hiératique, de rigueur géométrique et de pureté des contours face à la vivacité des formes et la mobilité de l’espace.

Et soudain l’écran passe au noir. Apparaît Lucinda Childs, vêtue de noir et cheveux argent, qui, sur quelques notes de violon, prononce en anglais et en français les mots de Nijinski. Un guépard au galop traverse l’écran : « Je veux danser. J’aime les vêtements chers, on a l’impression que je suis riche… Je suis Nijinski. » Puis s’avancent les notes des hautbois et violon et sur écran un petit rond comme un soleil au centre qui, petit à petit se remplit de soleils et de pois. Assis de dos sur un praticable, en fond de scène, Méphistophélès au féminin, crâne lisse et vêtu de noir est assisté de deux serviteurs rouge vermeil, aux larges épaules et jabots (costumes de Tiziana Barbaranelli). Sur l’écran, la même mathématique wilsonienne dessine à gros traits rouges, qui se transforment en symboles japonais, avant qu’un œil n’apparaisse, issu d’un dessin de Nijinski. « Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles » dirait Baudelaire. Puis arrivent deux quadrilles de cosaques qui se croisent, six femmes et deux hommes, dans un jeu de rouge et de noir. Sur l’écran devenu incendie quelques images d’un mimodrame guerrier en même temps que d’un univers burlesque.

© Lucie Jansch

Lucinda Childs revient, sur des images de troupeaux de bisons ou autres mammifères, au galop. « Je suis la terre. Je n’ai peur de rien. Je ne suis pas Christ » poursuit le texte qui ouvre sur la troisième partie. Il fait plein soleil. Des bruissements de forêt et pépiements d’oiseaux dans des sous-bois envahissent le théâtre, apaisants. Les danseurs arrivent par deux, haut et pantalon blanc, souple. Jeux féminin et masculin. Des rangs de ronds roulent et s’enroulent sur l’écran, certains deviennent soleil. Il y a beaucoup d’élégance dans ce silence, du bien-être, une lumière immobile qui monte ensuite par les projecteurs latéraux et joue de ses variations et déclinaisons du spectre des lumières. Les mouvements d’ensemble, deviennent légers.

Par ce Relative Calm Robert Wilson et Lucinda Childs apportent avec brio et dans leur complémentarité tout le vocabulaire qui sert le théâtre comme la danse : musique, costumes, maquillages, gestuelle, univers graphique et pictural, lumière qui définit l’espace. Les motifs répétitifs, les glissements et déplacements au cordeau des personnages dans leurs apparitions et disparitions, les symétries et la création vidéo révèlent une maitrise presque trop parfaite des techniques du spectacle. « Pour moi, tout théâtre est danse. Et tous les éléments font corps » dit Robert Wilson. Le Beau est là, dans sa construction savamment élaborée, qui mène à l’idéal, à la contemplation. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre » poursuit Baudelaire dans son poème La Beauté.

Brigitte Rémer, le 18 décembre 2023

Avec Agnese Trippa, Giovanni Marino, Irene Venuta, Sara Mignani, Nicolò Troiano, Asia Fabbri, Mariagrazia Avvenire, Mariantonietta Mango, Giulia Maria De Marzi, Xhoaki Hoxha, Cristian Cianciulli, Gerardo Pastore. Collaborateur à la scénographie Flavio Pezzotti – collaborateur à la lumière Cristian Simon – collaborateur à la vidéo Tomek Jeziorski  – costumes Tiziana Barbaranelli – son Dario Felli – maquillage Claudia Bastia – directeur technique Enrico Maso – régisseur de scène Petra Deidda – assistant à la lumière Fabio Bozzetta – assistant à la vidéo Michele Innocente – assistante aux costumes Flavia Ruggeri – direction de projet Marta Delbona – production et communication Martina Galbiati – assistant personnel de Robert Wilson Aleksandar Asparuhov.

Du jeudi 30 novembre au dimanche 3 décembre 2023, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro Porte de Pantin – tél. :  01 40 03 75 75  – site : www. lavillette.com – Avec Chaillot/Théâtre national de la Danse – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 01 53 65 30 00

Après la répétition – Persona

Textes Ingmar Bergman – mise en scène Ivo van Hove – dramaturgie Peter van Kraaij – traduction Daniel Loayza – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

Après la répétition © Vincent Béranger

Ivo van Hove poursuit son exploration de l’univers bergmanien. Après Cris et chuchotements mis en scène en 2009, puis Scènes de la vie conjugale en 2011, il remet sur le métier l’ouvrage en présentant Après la répétition, suivi de Persona. Il avait monté ce même diptyque il y a une dizaine d’années avec une distribution néerlandaise. Entre temps il a exploré tant le monde du théâtre, que celui du cinéma et de l’opéra, parcourant un vaste répertoire d’œuvres.

Après la répétition, tourné par Ingmar Bergman en 1984, élaboré et reconstruit ici en texte dramatique, nous place au coeur de la création théâtrale. Henrik Vogler, metteur en scène, enfermé nuit et jour dans sa salle de répétition, travaille sur Le Songe de Strindberg, (Charles Berling) mais construit en même temps son autobiographie. La pièce repose sur un huis-clos où il affronte le regard de sa jeune actrice qui souhaite en rester là avec le théâtre (Justine Bachelet) et se reconnaît « blessé dans la vie mais pas au théâtre. » Une certaine attirance se fait jour. Anna pourrait bien être sa fille, car il dévoile la liaison qu’il avait eue par le passé avec sa mère avant d’entrer dans dix ans de silence. « Tu ressembles à ta mère avortée. » La figure tutélaire et douloureuse de la mère, Rakel, (Emmanuelle Bercot) rôde, illusion et réalité se superposent. « Ma mère est folle » déclare la jeune femme. Par le théâtre, sa réalité, Vogler révise sa vie, ses amours, ses failles.

Dans Persona, tourné en 1966, on est à l’opposé. Une grande dame du théâtre, Elizabeth (Emmanuelle Bercot), est allongée nue sur une table d’examen médical, laissant filtrer sa souffrance. La veille, elle s’est tout à coup fermée comme une feuille morte, immobilisée en pleine représentation d’Électre, devenant brutalement mutique. Corps sans défense et prostrée, on dirait une sculpture. Elle est soignée dans une clinique où aucun diagnostic n’est posé. Son chaos est intérieur, la bande son le reflète. « Quel rôle vous a fait le plus mal ? » lui demande-t-on. « La vraie vie finit toujours par vous rattraper » réussit-elle à dire sur des sons lancinants.

On l’envoie en convalescence sur une île, accompagnée d’une jeune infirmière, Alma (Justine Bachelet). Le rideau s’ouvre et l’on découvre un cadre enchanteur où la vie est, par les éléments comme le vent, la pluie, les bourrasques, le soleil. L’eau soigne l’âme, par les mains, les pieds, les jeux d’eaux (belle scénographie et lumières de Jan Versweyveld). Le violoncelle accompagne. Un certain flou s’installe entre les deux femmes qui tissent des liens et une certaine complicité jusqu’à gommer un peu de leurs personnalités propres, jusqu’à se perdre. Face au silence d’Élizabeth, Alma se raconte en confiance, évoque ses amours, ses soirées, ses dérapages, juxtaposant le rêve et la réalité. « Les gens disent que je sais bien écouter mais personne n’a jamais pris la peine de m’écouter. » Se greffent des histoires de tentative d’avortement, de fils mal aimé. La montée dramatique est en marche, jusqu’à un sommet. Alma craque et se met en colère : « Je ne supporte plus le silence » sur fond de déchainement des éléments, violence de l’eau qui tombe, vent qui hurle. Elles se cherchent, s’agrippent, s’approchent, se fuient. Il y a transfert de personnalités, Alma devient Elizabeth qui se raconte et vice-versa, récits, pleurs, excès devant Vogler qui réapparaît dans cette partie. La fin se perd un peu en points de suspension.

Persona © Vincent Béranger

Ivo van Hove mène de mains de maître les deux volets du spectacle, dans une direction d’acteurs subtile et un jeu qui fluctue au gré des états d’âme. Leur complexité est parfaitement rendue par les actrices/acteurs, le travail est d’une grande finesse. La scénographie – un bureau dans la coulisse pour la première partie, Après la répétition, la clinique puis cet espace de nature et d’eau très pictural dans la seconde, Persona, se fait l’écho de l’énergie vitale qui s’enfuit. La bande-son grave les reliefs de la partition bergmanienne dessinant avec une grande justesse et précision ce Crayonné au théâtre cher à Mallarmé (conception sonore Roeland Fernhout).

Osez pénétrer l’univers de Bergman dans son étrangeté et ses silences, dans ses distributions magnétiques d’actrices et acteurs forgés à son image, est un risque. Ivo van Hove s’y aventure avec ses trois protagonistes – Emmanuelle Bercot, Charles Berling, Justine Bachelet – et il a bien raison. Par le langage des corps autant que par les mots et les silences, ensemble, ils traduisent et portent la quintessence du théâtre.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2023

Après la répétition © Vincent Béranger

Avec : Emmanuelle Bercot : Rakel dans Après la répétition / Elisabeth Vogler dans Persona – Charles Berling : Vogler dans Après la répétition / Vogler dans Persona – Justine Bachelet : Anna dans Après la répétition / Alma dans Persona – Elizabeth Mazev ou Mama Prassinos  (représentation du 11 novembre) : La Docteur dans Persona – et la voix d’Isabelle Huppert.  Scénographie et lumières Jan Versweyveld – conception sonore Roeland Fernhout – costumes An D’Huys – assistant mise en scène Matthieu Dandreau – assistant lumières Dennis van Scheppingen – assistant décors et scénographie Bart Van Merode – assistantes costumes : Anna Gillis et Sandrine Rozier – Direction de production Marko Rankov – Administration de production Bruno Jacob. Équipe technique de création directeur technique Nicolas Minssen – directeur technique adjoint Matthieu Bordas – régisseur général William Guez – régisseuse lumière Cathy Gracia – régisseur plateau Félix Page – régisseur son Samuel Pionnier – régisseur vidéo Pierre Vidry – accessoiriste Sébastien Grange – habilleuse Lucie Lizen – maquilleuse/perruquière Charlotte Le Clerre.

Vu en novembre 2023 au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, place du Châtelet, 75004. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Communiqué de presse – Odéon/Théâtre de l’Europe

© Carole Bellaiche

L’annonce du départ de Stéphane Braunschweig de la direction de L’Odéon – Théâtre de l’Europe qui ne souhaite pas prolonger son mandat à la tête de cette institution sonne comme un avertissement.

La situation de l’ensemble du théâtre public, théâtres nationaux, opéras, centres dramatiques et chorégraphiques nationaux, scènes nationales, etc. ne cesse de se dégrader au point que la plupart des institutions théâtrales n’ont plus de marge artistique pour investir dans la création, la production, la co-production. Obligation qui figure pourtant dans leur cahier des charges.

La pandémie, puis la guerre en Ukraine ont fragilisé cet écosystème : les théâtres ont dû faire face à l’augmentation constante de coûts incompressibles, comme notamment les coûts liés à l’énergie. Désormais, l’équation économique devant laquelle se retrouvent toutes les directrices et directeurs des institutions ne peuvent se résoudre sans le soutien de l’État.

Car le public est au rendez-vous. À l’Odéon, le taux de fréquentation frôle les 90 %. Sa programmation témoigne d’une grande diversité esthétique et artistique.

Le syndicat professionnel de la Critique Théâtre, Musique et Danse s’inquiète vivement de cette situation qui oblige toutes ces maisons à revoir à la baisse leurs ambitions artistiques et baisser le nombre de productions. Nous sommes aux côtés des artistes et des personnels qui, par leur engagement, font vivre la création et continuent d’accueillir le public. Les récentes annonces du ministère de la Culture comme le plan “la Relève” ne répondent pas à l’urgence de la situation.

Les arts vivants doivent rester… vivants.

Le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre, Musique et Danse 

Marie-José Sirach, vice-présidente théâtre – Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, président – Co-signé par les membres du comité du Syndicat de la critique

https://associationcritiquetmd.com/lassociation/

 

Extinction

© Simon Gosselin

Textes de Thomas Bernhard, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler – adaptation et mise en scène Julien Gosselin – traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi (Panthea) – avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin et la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un livre de Thomas Bernhard, Extinction – un effondrement, cinq cents pages écrites très serrées et sans paragraphes ni respiration, scindé en deux sections intitulées télégramme et testament, texte qui se révèle dans la dernière partie du spectacle. C’est une soirée en trois temps, deux entractes et beaucoup de mouvements, de styles et d’auteurs différents, évoquant l’écroulement de l’Empire Austro-hongrois et comme une véritable fin du monde. Extinction, le titre, sert le propos. Par le partenariat avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin où Julien Gosselin est artiste associé, les actrices et acteurs allemands et français se partagent le plateau pour dessiner ce monde viennois sur le déclin. De la Volksbühne : Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Marie Rosa Tietjen et Max Von Mechow ; de la Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde. La langue voyage avec souplesse de l’allemand au français et vice versa, par les sur-titrages. La caméra in situ est reine et suit les acteurs dans des pièces où le spectateur ne pénètre que par écran interposé. Le spectacle a été créé au Printemps des Comédiens de Montpellier en juin dernier, avant d’être présenté au Festival d’Avignon.

La première partie est exclusivement électro, signée Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde. Les spectateurs entrant dans le théâtre sont invités à monter sur le plateau pour danser et prendre un verre de bière, autour des DJ. Certains rejoignent le groupe des danseurs, d’autres s’installent et regardent le plateau qui ressemble à un dancefloor, une discothèque, avec néons, images et fumées. Une trentaine de minutes plus tard, deux femmes, Rosa et Victoria se fraient un passage dans la foule et s’extraient, se poursuivant en se jetant à la figure des mots d’amour en allemand, évoquant un village, Wolfsegg et un appel téléphonique pressant. Elles esquissent ainsi ce qui se développera dans la partie finale du spectacle.

Après un premier entracte au cours duquel le ballet des techniciens prend le relais pour construire la scénographie (de Lisetta Buccellato) – les différentes pièces d’une maison huppée dans laquelle se déroule une soirée mondaine – ce second temps du spectacle débute par des images de jeux de massacre et de tuerie, l’extinction concrète d’une aristocratie décadente. Cette partie nous mène dans l’univers d’Arthur Schnitzler, auteur autrichien comme Thomas Bernhard, à travers plusieurs récits dont Mademoiselle Else/Fräulein Else, un monologue intérieur écrit en 1924 qui montre, d’une soirée à l’autre la jeune femme au nom éponyme, issue de la bourgeoisie viennoise, contrainte à l’humiliation allant jusqu’à la prostitution, pour sauver son père, avocat, de la ruine ; Double Rêve/Traumnovelle, d’abord publié en feuilleton à partir de 1925, récit dans lequel les fantasmes d’Albertine et les pulsions de Fridolin circulent de l’un à l’autre et se répondent en une confession mutuelle d’aventures érotiques, vécues ou fantasmées ; La Comédie des séductions/Komödie der Verführung  publiée en 1924, peinture sensible de la société viennoise, dans laquelle rôde la figure de Sigmund Freud et dans un autre registre celle de Gustav Mahler, le jour où la première guerre mondiale éclate et où la catastrophe des deux guerres s’annonce. Lors d’un bal masqué chez le prince de Perosa, la comtesse Aurélie, soeur d’un écrivain, se décide pour l’un de ses trois prétendants, le baron de Falkenir, alors que les jeux de séduction emportent les autres invités, principalement la cantatrice Judith Asrael et la violoniste Séraphine Fenz.

© Simon Gosselin

Cette seconde partie montre la société viennoise d’avant-guerre en pleine décadence, la grande Histoire en toile de fond. Elle est presque exclusivement composée d’images projetées issues de la captation in situ. Franck Castdorf – qui a dirigé la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz jusqu’en 2017 – avait utilisé cette technique, notamment dans Les Frères Karamazov à la Friche Babcock de La Courneuve. On y trouve aussi des passages de La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal, ami de Schnitzler, une sorte de manifeste de la dissolution de la parole et du naufrage du moi, significatifs de l’époque. Ils étaient juifs tous deux, faisant face à l’émergence de l’antisémitisme. Ces différentes histoires se tissent entre elles et les personnages interfèrent et se mêlent en fondu-enchaîné. Le spectateur est emporté par les mouvements de la caméra et entre dans l’intimité des personnages. De loin en loin, comme si l’on regardait par le trou de la serrure de la salle de bains ou de la chambre scénographiées aux deux extrêmes de l’espace scénique, côté jardin et côté cour, apparaissent quelques personnages qui nous permettent de pénétrer dans leur sphère privée et leurs doutes, à travers quelques bribes de dialogues et quelques scènes où l’on comprend que le réel leur pèse.

© Simon Gosselin

La troisième partie, après un second entracte et le démontage du décor dans une même chorégraphie des techniciens, est basée sur le récit de Thomas Bernhard, Extinction, mot-clé qui guide le concept d’ensemble du spectacle, extinction du monde, du couple, de la famille, extinction de l’espèce. La guerre est bien là pour le rappeler et l’aristocratie ne pose aucune limite. Cette partie prend la forme d’une longue narration, en allemand surtitré, remarquablement restituée par l’actrice Rosa Lembeck, – jeune femme qu’on suit de manière discontinue depuis le début du spectacle, et néanmoins sorte de lien entre les parties – dans un monologue acide contre sa famille, sur un plateau dépouillé où se côtoient intimité, violence et rage. Assise sur un tabouret posé sur une estrade, elle est entourée d’une poignée de spectateurs invités à rejoindre le plateau, séquence de théâtre dans le théâtre. Elle se raconte, endossant le rôle de Murau, le narrateur d’Extinction dans le récit de Thomas Bernhard, un riche héritier qui ne côtoyait plus sa famille depuis longtemps, et qui revient au château familial de Wolfsegg, en Autriche, pour enterrer ses parents – son père, ancien membre du parti nazi, sa mère, fervente catholique et maîtresse de l’archevêque Spadolini – et son frère. Il vient d’apprendre leur mort dans un accident de voiture. L’actrice débobine ce monologue, dans un texte plein de rancœur et de réminiscences.

© Simon Gosselin

Par le croisement des textes des grands auteurs qui balisent le spectacle, la littérature autrichienne est à l’honneur et se décode à travers les images montées en direct de la captation vidéo s’affichant en miroir avec les acteurs, sur scène. De courtes séquences prolongent en effet, de l’écran à la scène, le raffinement autant que la barbarie et l’apocalypse à venir, l’intellectualité et les références, la place de l’art et le nihilisme de Thomas Bernhard.

Comme dans ses spectacles précédents, Julien Gosselin pose un geste artistique radical, avec sa compagnie, fondée en 2009, à laquelle se sont joints pour Extinction les acteurs de la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz. Après Les Particules élémentaires, de Michel Houellebeq il y a dix ans ; 2666, roman-fleuve de Roberto Bolaño, fut un marathon de douze heures sur la violence dans nos sociétés ;1993, d’Aurélien Bellanger une traversée sur l’idée européenne ; Le Marteau et la Faucille de Don DeLillo, touchait à l’absurde du monde des affaires ; Le Passé, à travers le portrait d’une femme, faisait déjà celui d’une fin du monde à travers cinq textes de Léonid Andréïev tissés ensemble. C’est toujours une expérience que d’assister à un spectacle de Julien Gosselin, le terrain est escarpé, et il slalome effrontément sur la ligne blanche entre théâtre, cinéma et ici, concert. Son évocation de mondes et de sociétés en décomposition en montre toutes les tensions. Il travaille aux frontières de la transgression artistique, brouillant le rapport scène/salle et questionnant le théâtre.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2023

© Simon Gosselin

Interprètes : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Lotic, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow – scénographie, Lisetta Buccellato – dramaturgie, Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann – musique : Guillaume Bachelé, Lotic, Maxence Vandevelde – lumière, Nicolas Joubert – vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol – son, Julien Feryn – costumes, Caroline Tavernier – cadre vidéo :  Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel – avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz – Le Théâtre de la Ville-Paris, le Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation..

Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, place du Châtelet. 75004. Paris – du 29 novembre au 6 décembre 2023, à 19h – tél. : 01 42 74 22 77 – sites : www.theatredelaville-paris.com – www. festival-automne.com – www.nanterre-amandiers.com – Prochaine dates : les 5 et 6 janvier 2024, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin, DE) – les 23 et 24 mars 2024, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

 

Double Infinite – The Bluebird Call

Danse – direction, création et interprétation María Muñoz, Pep Ramis, collectif Mal Pelo – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris.

© Tristan Pérez Martin

Quelqu’un marche dans la neige, filmé de dos, emmitouflé dans une parka à capuche bordée de fourrure. La neige craque sous ses pas. On entend le bruit d’un torrent qui coule. L’image est belle, en noir et blanc, sur un grand écran placé en fond de scène. Tout est paisible. Puis la séquence glisse, très naturellement, sur le plateau. Le personnage est là, face à nous. Il semble sortir d’une longue marche, harassante. On distingue à peine le bout de son visage. Il, est en fait elle, María Muñoz, qui s’élance dans la pénombre sur un tapis de danse auparavant blanc immaculé, placé dans la profondeur de la scène, traversé d’une fine diagonale rouge. Ce sol  s’est couvert de traits de peinture noire, sorte d’écritures et de calligraphies à la manière d’Henri Michaux. « Je suis de ceux, écrit ce dernier, qui aiment le mouvement, qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements…mouvement comme désobéissance… » L’actrice-danseuse se roule dans l’œuvre avec volupté et semble se laisser entrainer dans les éléments de la nature, prolongeant les images précédentes.

© Tristan Pérez Martin

Côté cour se trouve l’espace des musiciens, au début du spectacle, car ils deviennent ensuite mobiles : un violoniste (Joel Bardolet) et un violoncelliste (Bruno Hurtado), portant jupes et chemises noires, la soprano, à certains moments percussionniste (Quiteria Muñoz), vêtue d’un blouson de cuir et pantalon noir. Voix d’une grande amplitude, rythme appuyé, percussions comme un galop. Cette musique live se mêle à certains enregistrements, des voix polyphoniques rejoignent aussi l’ensemble (son Andreu Bramón).

Dans Double Infinite/ The Bluebird Call – Double Infini/Appel de l’Oiseau bleu, à l’image et au geste se joint le poème. Pleins feux sur scène. Devant un micro, María Muñoz, lance des questions en une litanie de pourquoi… dans une conversation tantôt introspective tantôt en dialogue. « J’y suis, Billy. Si je n’étais pas tombée de cheval… » A plusieurs moments le texte prend le pouvoir et elle continue à parler en dansant, avec quelque chose de léger dans le mouvement, comme si elle patinait sur la glace.

Deux grands projecteurs du temps jadis, de lourds Cremer vintage, seront allumés et déplacés par María Muñoz et son complice, Pep Ramis quand il apparaitra, dans une seconde partie du spectacle. Face à face ils contribueront à la recherche de vérité ou agiront comme une poursuite, ou un appareil photo où chacun capture l’autre, son semblable, son double. « Donne-moi un incendie » provoque-t-elle avant de poser sa parka, de mettre un bonnet et un manteau. Comme par magie une lumière rouge apparaît (lumière Luís Martí, August Viladomat).

© Tristan Pérez Martin

Retour sur le tapis de danse, blanc et la fine diagonale de couleur rouge. Le glacier est sur scène. Le monologue, les bribes de dialogue et les imprécations reprennent : « Billy, tu n’es pas venu, les oiseaux non plus… Chaque fois que je trouve un nouveau rêve… Ne nous retire pas le désir… Imagine que le temps court à reculons. » L’écran passe du vert au jaune vif, agressif, en rupture. « Imagine que nous repoussions nos infinis. »

Apparaît l’homme, Pep Ramis, dos au public, assis dans un fauteuil devant le grand écran fenêtre-paysage, qu’il contemple. Il se penche de côté et tombe. Il se relève, tombe et retombe à maintes reprises dans un art de la chute sophistiqué et jusqu’à s’étourdir et ne plus se relever. Il se roule alors sur le tapis de danse devenu forêt en perdition, par projections vidéo de branches d’arbres entremêlées, comme si une tempête l’avait décimée. Il s’y roule et s’y fracasse dans un bruit d’eaux et de tonnerre avant de réussir à prendre la parole, en français. « Il y a une loi, c’est l’amour… Il y en a qui se cachent, d’autres pas. » Homme aux cheveux blancs, barbe blanche portant bonnet et manteau brun, il danse avec légèreté, puis se met en colère, en anglais. Une musique baroque l’accompagne. Sur l’écran il se promène dans un bois, dans la nature. Sur scène, l’homme nous regarde, avant d’être à nouveau déstabilisé, de tomber et retomber. Violon et violoncelle soutiennent son déséquilibre, qu’il mène jusqu’au rire et jusqu’à la crise.

© Tristan Pérez Martin

María Muñoz et Pep Ramis créent des mondes sensibles et magnétiques, mondes d’ombres et de questionnements, de feuilles, de fragilités. « Avez-vous vu l’oiseau bleu ? » demandent-ils.  Ils naviguent entre une question, un vide, une certitude, une prière, quelque chose qui maintienne debout. L’acteur-danseur se perche comme un oiseau. « Un paysage préféré. Des yeux où se voir. Un océan où se perdre. Une odeur familière. Un cri. Une blessure. Une raison pour mourir. Ceci est ma dernière confession » poursuit-il, avant qu’un chant choral ne l’enveloppe.

Ce chant lointain est repris par une image de neige (vídéo Leo Castro), et sur scène par le déplacement d’objets, dans l’attente des oiseaux qui ne sauraient tarder à arriver. Côté cour, en fond de scène, les trois musiciens ponctuent la rencontre entre les deux danseurs-acteurs. Elle, revient. Elle, reproche : « Tu n’as même pas changé les meubles. » Retrouvailles après de longues années, tous les deux face à nous, côte à côte. Elle le touche, le renifle, tous deux semblent gauches, se cherchent, s’effleurent. C’est à la fois tendre et agressif, comme un duo-duel.

Très rythmé, le final débobine et rembobine la vie. « Imagine… imagine… si on avait toutes les saisons en un seul jour… » Elle danse. Il lit un texte. « Tu es qui ?  Je ne me rappelle plus si tu aimes la country… » Perdus de vue, ils se retrouvent. Revient l’image de la chute, c’est elle qui du fauteuil, tombe et retombe. Puis les deux chantent, accompagnés du violoncelle, un très beau moment polyphonique. Les mots s’effacent, ils sont oiseaux…

© Tristan Pérez Martin

Double Infinite – The Bluebird Call interpelle par sa savante simplicité, son ardeur à lancer une bouteille à la mer… de glace, son espérance et sa désespérance, par sa poésie, sa dérision parfois, dans le côté personnel de son langage. Différents champs artistiques y interfèrent, dans la démarche menée par María Muñoz et Pep Ramis depuis 1989, avec le collectif Mal Pelo qu’ils ont fondé. La tension qu’ils créent entre ces univers donne sa fragilité au spectacle en même temps que sa force, par l’absurde et par la narration qu’ils proposent. La danse et le mouvement sur scène, les images sur écran, la musique et la représentation visuelle qu’ils élaborent à travers lumière et scénographie, invitent au voyage.

Brigitte Rémer le 4 décembre 2023

Collaboration artistique Leo Castro – espace sonore Fanny Thollot – collaboration et interprétation musicale Joel Bardolet (violon), Quiteria Muñoz (soprano), Bruno Hurtado (violoncelle) – lumière Luís Martí, August Viladomat – son Andreu Bramón – scénographie Pep Ramis, Adrià Miserachs – costumes CarmePuigdevalliPlantés – vídéo Leo Castro – production Mamen Juan-Torres – gestion et administration Gemma Massó – relations extérieures AnSó Raybaut.

Du 28 novembre au 2 décembre 2023 à 20h, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – et aussi, au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses : les 5 et 6 décembre, Pep Ramis, The Mountain, the Truth and the Paradise – les 8 et 9 décembre, María Muñoz, Bach.

Jeanne

© Denis Meyer

Texte et mise en scène Yan Allegret, compagnie (&) So Weiter – spectacle pésenté au Nouveau Gare au Théâtre/NGAT dans une programmation du Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine.

Elle, Jeanne, (Julie Moulier) est accrochée au téléphone, à l’avant-scène, en train de parler avec son compagnon. Elle est dehors, dans un coin de rue, comme en état de sidération.  « J’peux pas, j’peux plus » lui dit-elle quand il lui suggère de rentrer. Lui, Éloi, (Olivier Constant) tente de l’aider, de la convaincre, de comprendre, comme il le tentera tout au long de la pièce : « Tu es sous le choc… »  Le couple ne semble pas en déroute. Il y a deux enfants, Léo et Élise, qu’il faut protéger. Elle, incarne le mal de vivre, elle est en rupture d’avec elle-même, comme foudroyée, des éclats de lumière l’agressent. « J’ai regardé le ciel au-dessus de nous. Le ciel presque blanc. L’immensité du ciel. Je ne suis pas allée travailler. Je ne suis pas allée chercher les enfants. Je ne suis pas rentrée. »

Derrière elle, immobile, passe un Vieil homme étourneau (Yoshi Oïda), figure de la mémoire, qui, d’après Yan Allégret, serait l’écho des anges silencieux représentés par Wim Wenders dans son film Les Ailes du désir. « Et le courant nous emmène. C’est comme l’eau du fleuve » philosophe le Vieil homme étourneau.

© Denis Meyer

Le parcours du spectacle est cet aller sans retour par coups de fil interposés entre Éloi, qui cherche tous les arguments, use de beaucoup de patience et de force de conviction jusqu’à épuisement et elle, qui dérape et ne s’en remettra pas, même si des « je t’aime » s’échangent. « Assise sous les abribus, debout silencieuse près des grands immeubles. Des journées entières à regarder les gens… En moi le silence grandit. » Et elle implore son compagnon de ne pas la joindre. « Quelque chose en moi ne réagit pas » dit-elle.

On la suit dans la ville, dans sa dérive, dans son mutisme, dans son inexpliqué. Elle regarde la nature dans les parcs, entre en contemplation, « Je suis une feuille détachée », s’installe dans un petit hôtel où elle découvre une étrange créature. Celle-ci se présente comme la Fille des marais (Olga Abolina) et répond au nom de Lou Reed. En rupture elle-même d’avec la norme, elle est un ressort dramatique qui décale le huis-clos. Couverte de boues, est-elle un double de Jeanne ou la traduction de son état d’esprit ? Elle se raconte : « Un matin le sol est devenu mou, des herbes se sont mises à pousser. L’air est devenu moite, ça m’a plu tu sais. J’ai continué à travailler, assise sur le lit, mais de moins en moins. Je voyais la chambre se transformer. Je dormais quand je voulais. J’écrivais quand je voulais. Je regardais le marais prendre sa place autour de moi. Et jamais de violence. Tout dans une douceur incroyable. »

© Denis Meyer

Quelques flash-back sur le partage et les beaux moments que Jeanne a passé avec son compagnon, notamment quand elle lui annonçait être enceinte ; la douleur de l’absence, celle des enfants, ses « deux papillons » ; le sonnet de l’enfance sur les espaces de liberté, dont elle se souvient.  Pour elle l’enfance s’est arrêtée là où elle se revoit dans ces quelques jeux de l’enfance. Le silence est devenu sa matière vive.

Avant que le fil ne se rompe entre Jeanne et Éloi, elle décrit ce qui l’entoure, comme « les nuées d’étourneaux et leurs battements d’ailes. » Les lumières du fleuve l’attirent, il y a de la roulette russe dans l’atmosphère : « Je me dirige vers le pont. ». Au fond du désarroi, sur le pont, passe le Vieil homme étourneau qui apporte un peu de vie, sort sa thermos, l’invite à partager un thé et raconte lui aussi l’absence, depuis la mort de sa femme, devenue transparence.

Le rendez-vous manqué avec Éloi ajoute encore à la tension dramatique, son coup de fil à Léo, qui raccroche, ses pas qui la mènent devant le lycée d’Élise. Les enfants qui questionnent leur mère. La prostration de Jeanne, qui s’enfonce, comme une poupée de chiffon, son vertige face à l’appel du vide. « Je perds toutes connaissances. »

© Denis Meyer

A certains moments le duo Jeanne/Lou Reed prend le dessus, même si leurs discours et l’expression de leurs sentiments sont en décalé, elles ont entre elles quelques petits rituels, un certain cérémonial. Comme une musique de nuit qui va s’éteindre, le dernier échange entre Jeanne et Éloi fait monter d’un cran encore le récit dramatique. Il lui dit sa fatigue et sa décision de ne plus l’attendre : « Je suis ailleurs moi aussi. » Derniers coups de pioche dans les jardins secrets de l’un et de l’autre, au bout d’eux-mêmes. « Autour, les gens, la présence, notre présence commune, et nous, éphémères, sans explication. » Tout s’estompe et s’obscurcit. Jeanne passe le seuil de la porte, vers un au-delà mythique ou fantasmé, elle aborde un autre monde. « Au cœur du vacarme, des oiseaux, un grand silence. »

Le spectacle montre les paysages urbains et les marches intenses de Jeanne à travers la ville, les ciels, les déchirements, les nuits blanches devant le fleuve, la quête de soi. La mise en scène et la direction d’acteurs n’alourdissent pas la situation, suffisamment dramatique dans son déroulé. Julie Moulier donne beaucoup de finesse au personnage de Jeanne et Olivier Constant à celui d’Éloi. Leurs positions géographiques sur le plateau les maintiennent à distance, sauf à un moment donné et on avance au gré de leurs conversations téléphoniques. Rien de réaliste dans le jeu, ils réussissent à traduire la complexité du sentiment amoureux et les variations du mal-être. Le Vieil homme étourneau, Yoshi Oïda, sous son apparence granitique, révèle son propre mystère et Lou Reed, la Fille des marais, mi animale-mi-humaine développe son travail d’actrice à partir du corps dans son énergie et sa dégradation.

© Denis Meyer

Simple et efficace, la scénographie se compose d’un sol en bois, d’un seuil de porte mobile, passage entre deux mondes, d’une chaise. Le mur du fond, organique, avec ses aspérités de lichen et de mousse, est comme une faille ; les éclairages du spectacle donnent de l’épaisseur au vide et utilisent le bleu du peintre Yves Klein pour un univers très noir, (scénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret). Le plateau, comme un corps vivant, se dégrade et chavire. La création musicale du spectacle est signée de la compositrice, auteure et interprète Demi-Mondaine qui apporte au désarroi des personnages le contrepoint de la scène rock underground dans laquelle elle évolue, avec sa force de vie.

Le texte de Yan Allegret a été lauréat de l’Aide à la création en 2019 et a prêté, en 2022 à l’occasion des Douze Heures des auteurs célébrant l’écriture contemporaine, organisées par Artcena, à la réalisation d’un Autoportraits vidéo en quatre minutes, carte blanche donnée à tous les lauréats. Une belle promotion pour un texte et un spectacle qui le méritent. Par ailleurs France Culture soutient et accompagne l’écriture de Yan Allegret depuis plusieurs années, et a produit la création sonore destinée à la fois à la fiction radiophonique et au spectacle. Une belle entreprise de création collective.

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2023.

Avec : Julie Moulier, Olivier Constant, Yoshi Oïda, Olga Abolina – collaboratrice artistique et dramaturge Ziza Pillot – assistante stagiaire Lola La Rocca – son et musique Demi-Mondaine & Mystic Gordon – musique additionnelle Yan Féry et Fabrice Planquette avec les voix de Gabriel Pavie – sénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret – collaboration scénographie Al Tatou, Anne Leray, Ziza Pillot – régie Lumière Philippe Davesne – régie son Vivien Chabin – costumes Ziza Pillot et Anne Leray – collaboration artistique pour France Culture Laurence Courtois

Du 22 au 25 novembre 2023, accueilli par le Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine au Nouveau Gare au Théâtre/NGAT, 13 rue Pierre Sémard.  94400 Vitry-sur-Seine – En tournée : 30 novembre, Théâtre du Garde-Chasse, Les Lilas (93) – 9 décembre, La Chartreuse, Centre National des Écritures du Spectacle avec le Théâtre des Carmes, Avignon (84) – 22 et 23 février 2024, Espace Koltès, Scène conventionnée d’intérêt national, Metz (57) – 28 mars 2024, Théâtre de la Tête Noire, Scène conventionnée Écriture contemporaine (45) – 27 avril 2024, Espace Culturel André Malraux / Kremlin-Bicetre (94) – 6 au 11 mai 2024, Théâtre de l’Échangeur / Bagnolet (93)

Le Petit Prince

© Thomas O’Brien

Mise en scène François Ha Van, avec la voix de Philippe Torreton – interprétation Hoël Le Corre – création de magie augmentée Moulla, création graphique Augmented Magic – compagnie Vélo Voléà La Strada/Paris.

Dans nos fondamentaux il y a Le Petit Prince écrit par Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) qui en a dessiné les aquarelles, et la voix de Gérard Philipe qui en avait assuré un magnifique enregistrement. Autant dire que monter Le Petit Prince, c’est s’attaquer à un grand mythe, et pour le spectateur osciller entre se laisser embarquer et scruter les failles.

La Scala propose une version de l’œuvre, dans une mise en scène de François Ha Van pour une actrice-Petit Prince seule en scène, Hoël Le Corre, et un univers graphique animé. La voix du narrateur, chaleureuse, enregistrée par Philippe Torreton, fait vivre le texte, et ces différents univers – texte, jeu, images – se mêlent harmonieusement. Sous ses airs de conte pour enfants, Le Petit Prince est un texte poétique et philosophique qui se transmet de génération à génération. Saint-Exupéry l’a publié depuis New-York en 1943, en français en même temps qu’en anglais.

© Thomas O’Brien

Le narrateur est aviateur, comme l’auteur. Saint-Exupéry s’est formé en tant que mécanicien dans l’Armée de l’Air puis a suivi des cours de pilotage civil et obtenu son brevet de pilote. Il a ensuite travaillé dans l’Aéropostale avant de devenir pilote de raid, journaliste et reporter. Il est lui-même tombé en panne au milieu du Sahara en 1935, avec son mécanicien et fut sauvé de justesse par des Bédouins. C’est en 1944 au cours d’une autre mission que son avion disparaît, donnant lieu à de nombreuses hypothèses. Quelques morceaux épars de l’avion retrouvés beaucoup d’années plus tard et formellement identifiés montrent qu’il aurait été abattu par un tir allemand.

L’épisode réelle de la chute dans le désert de Saint-Exupéry a sans doute inspiré Le Petit Prince. Son narrateur-aviateur en effet tombe en panne au milieu du désert et tente de réparer le moteur. Apparaît comme un mirage, un petit bonhomme qui d’une voix timide lui demande de dessiner un mouton. Distrait, l’aviateur s’exécute, mais les esquisses ne sont pas à la hauteur des attentes. Le mouton ne doit pas manger les fleurs, il lui faut une muselière. Rapidement, la confiance s’installe entre l’aviateur et le Petit Prince. Ensemble, ils découvrent un puit et les limites de leur existence dans ce désert. « Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin » conviennent-ils l’un et l’autre. Et le Petit Prince raconte sa rose, coquette et orgueilleuse, qu’il a quittée pour voyager et découvrir les étoiles et d’autres planètes. Il décrit ces planètes à l’aviateur.

© Thomas O’Brien

Avec lui nous les traversons, joliment illustrées ici par la création d’images numériques (magie augmentée, Moulla, Augmented Magic pour la création graphique), belles et foisonnantes. Avec lui, nous rencontrons les habitants de ces planètes, personnages parfois poétiques, quelquefois politiques, souvent magnifiques : le monarque et le vaniteux, le buveur, le businessman, l’allumeur de réverbères dans sa toute petite planète, le géographe, un aiguilleur, un marchand. Quand il arrive sur terre il fait face à l’absurde, interroge un serpent qui ne répond que par énigmes, croise une fleur misérable, à trois pétales seulement, et apprend de la vie par le renard qui lui explique ce qu’apprivoiser veut dire. Il découvre un champ de roses et comprend que la sienne n’est pas unique, c’est un grand chagrin. Le renard l’introduit alors sur la planète Amitié et lui en explique les mécanismes. « On ne voit bien qu’avec le cœur… L’essentiel est invisible pour les yeux… Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé… C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. »

Huit jours ont passé et le Petit Prince doit repartir chez lui. Il fait ses adieux à l’aviateur qui termine ses réparations, lui demandant de ne pas s’inquiéter quand il trouverait son corps. « J’aurais l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai » lui di-il.

Le Petit Prince apporte beaucoup de fraîcheur en même temps que de la gravité et de la profondeur. Hoël Le Corre, habite ici le personnage et fait le lien avec talent entre la terre et les planètes, et entre les différentes disciplines artistiques qui servent le propos. Elle ne joue pas le Petit Prince, elle réussit à être Petit Prince, avec tendresse et attention à ce qui l’entoure, avec grâce et mobilité, et dans un juste équilibre. Le pari de François Ha Van est donc réussi, d’autant que les illustrations qui accompagnent le récit ont leur personnalité propre.

Brigitte Rémer, le 30 novembre 2023

Avec Hoël Le Corre et la voix de Philippe Torreton – création de magie augmentée Moulla – création graphique Augmented Magic – chorégraphie Caroline Marcadé – création lumière Alexis Beyer – création musicale Guillaume Aufaure – à partir de cinq ans. Le Petit Prince est publié aux éditions Gallimard.

Du 24 octobre au 31 décembre, du mardi au samedi à 11h pendant les vacances scolaires – le dimanche à 11h en décembre – représentation scolaire lundi 18 décembre à 11h- La Sccala, 13 boulevard de Strasbourg. 75002. Paris – site : www.lascala-paris.com – métro : Strasbourg-Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30

Morphē

Texte, mise en scène, scénographie et jeu Simon Falguières – spectacle tout public à partir de huit ans – Compagnie Le K, au Théâtre Paris-Villette.

© Christophe Raynaud de Lage

Simon Falguières entre en scène et se présente, « Pierre, je suis l’acteur » puis il présente ses personnages. Ils sont dans un pays en guerre, quelque part, loin d’ici et dans un petit village de ce pays vit son grand-père, Rezzo. Pour calmer les peurs de sa fille, Macha, Rezzo a construit un théâtre de marionnettes, en bois, sur lequel s’inscrit en lettres lumineuses son nom, La Baleine bleue et il lui montre son dernier spectacle, Morphē.

Pierre – Simon Falguières, seul en scène, se projette dans le temps passé et joue le rôle du grand-père qui raconte à sa fille, qui racontera à son tour à son fils, Pierre lui-même, qui nous raconte aujourd’hui, avec Morphē – la divinité des rêves chez les Grecs – la naissance du monde. Pour faire ce récit, Pierre se métamorphose en clown cosmique-conteur-bonimenteur, magicien et dessinateur, étant tantôt Rezzo, tantôt Macha, tantôt lui-même. Deux acteurs-manipulateurs l’accompagnent pour que la créativité et la féérie de son poème visuel l’emportent sur les canons qui tonnent.

© Christophe Raynaud de Lage

De génération en génération passe l’histoire. Le jour de ses huit ans, Pierre demande à sa mère de lui raconter quelque chose qu’elle ne lui a encore jamais raconté. Macha est actrice, elle aussi. Née en exil, elle avait grandi dans un autre pays que Pierre ne connaît pas. Et elle va lui raconter La Baleine bleue transmettant l’histoire de ce petit théâtre, inventé par le grand-père. « Micro ! Lumière ! » commande l’acteur d’un coup de baguette magique pour devenir Macha transmettant l’histoire familiale et offrant à Pierre et aux spectateurs d’entrer dans le rêve.

« C’était l’hiver… » commence-t-elle « Mon père sort son grand trousseau de clefs de sa poche. Des clefs immenses et dorées digne des clefs d’un château de conte. Mon père ouvre la porte du théâtre et la referme derrière lui. Nous traversons le hall une lampe à la main. Il y a une odeur de bois, de poussière, de cigarettes et de cire. Il y a les costumes, les masques et les marionnettes qui attendant dans l’obscurité des loges et des couloirs. Nous sommes dans le ventre de la baleine bleue… Le ventre du théâtre à l’écart du reste du monde… » Les sons se déforment, les personnages apparaissent et s’effacent, le mimodrame et la magie se mettent en place. Au début la scène est vide, et par le pouvoir du théâtre et de la mémoire, tout au long du spectacle, Pierre la remplit d’objets magiques, de dessins et de mots inventés (accessoires, régie plateau, Alice Delarue).

On entre dans l’irrationnel et l’alchimie, et on perd les références : le tiroir s’ouvre tout seul, le cylindre tourne quand on ne lui demande pas, le fil – d’Ariane – ne se rattrape pas, tout se télescope et s’emballe, un caillou tombe d’on ne sait où, puis une pluie de pavés, une trappe s’ouvre, des objets sortent des murs, la guerre déstructure le monde. Tout est étrange, tout est troublé.

© Christophe Raynaud de Lage

Au commencement était Kaïros, la terre, peuplée d’étranges animaux comme un diplodocus ou un singe qui s’affichent en dessins sur le mur du fond, puis une baleine qui s’articule. L’océan est né de l’humanité, nous sommes nés des étoiles et des animaux marins, d’un émerveillement, il y aura toujours quelqu’un pour le rappeler. La lumière traverse la fenêtre comme en clair-obscur (création lumières Léandre Gans). Puis la mémoire de la petite enfance s’estompe et l’acteur réapparait sans son nez de clown.  « Fais que les étoiles t’entourent. Émerveille-toi ! »

La transmission, le pouvoir et la fragilité de la création face à la grande Histoire, l’art du théâtre, sont à la source de ce spectacle, très visuel, où l’acteur est aussi chef d’orchestre et maître de magie. Seul en scène, Simon Falguières dessine les personnages en s’appuyant sur l’art du clown et du burlesque, auquel  il a été formé, même si ses autres spectacles sont d’une toute autre facture, comme Nid de Cendres, la longue fresque qu’il a écrite et mise en scène, et pour laquelle il a obtenu le Prix Georges-Lerminier du Syndicat de la Critique, en 2023.

Son personnage, Pierre, habillé chic (création costumes Lucile Charvet), construit son univers en dessins, inventions et bricolages, enfermé dans une maison de bois qui ressemble au petit théâtre de son grand-père. Derrière la guerre, il dessine la magie du monde et emplit cet espace vide de ses trésors, donnant vie à Rezzo, le grand-père et à Macha, sa mère. Le spectacle est soutenu par une ligne mélodique et des sons qui assourdissent la guerre, des voix enregistrées, des sons aquatiques et le chant des baleines (création sonore Celsian Langlois).

Morphē est la première création que la compagnie réalise dans le nouveau lieu qu’elle a investi, Le Moulin de l’Hydre, une ancienne filature réinterprétée en fabrique théâtrale, à Saint Pierre d’Entremont, dans le département de l’Orne en région Normandie. La pièce s’en inspire dans sa scénographie et son environnement. Le spectacle a été créé le 3 mai 2023 au Tangram – Scène Nationale Evreux Louviers et poursuit sa route dans de nombreuses villes.

Brigitte Rémer le 27 novembre 2023

Création accessoires et marionnettes, Alice Delarue – création lumières, Léandre Gans – création sonore, Celsian Langlois – création costumes, Lucile Charvet – assistant à la mise en scène, David Guez – régie lumière : Léandre Gans, Lison Foulou – régie plateau Alice Delarue – Roméo Rebiere – régie son Celsian Langlois, Hippolyte Leblanc

Du 19 octobre au 5 novembre 2023 au Théâtre Paris Villette, 211 Av. Jean Jaurès, 75019 Paris tél. : 01 40 03 72 23 – site : www.theatre-paris-villette.fr – métro : Porte de Pantin – En tournée : 21 et 22 mars 2024, au Théâtre du Château d’Eau, scène conventionnée d’intérêt national – 25 au 29 mars 2024 à la Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie – 8 au 13 avril 2024, Transversales, scène conventionnée de Verdun – 3 et 4 mai 2024,  La Mégisserie – centre culturel de Saint- Junien